(D’après « Dimanche illustré » du 2 août 1925, « Floréal : l’hebdomadaire illustré
C’est par hasard que le 20 mai 1799 Honoré de Balzac naquit en Touraine, car il est d’origine méridionale : son extraordinaire faconde et son imagination hyperbolique l’auraient déjà laissé deviner. Son grand-père était un simple laboureur, du hameau de la Nougaïré, commune de Montirat, dans l’arrondissement d’Albi (Tarn).
C’est le père de Balzac — Bernard-François Balssa (1746-1829) — qui, le premier de la famille, a usurpé la particule ; il faisait part, en ces termes du mariage de l’une de ses filles, la plus jeune sœur d’Honoré : « M. de Balzac, ancien secrétaire au Conseil du roi, ex-directeur des vivres de la première division militaire, et Mme de Balzac ont l’honneur de vous faire part du mariage de Mlle Laurence de Balzac, leur fille, avec M. Michaut de Saint-Pierre de Montzaigle. »
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Il y a une autre inexactitude dans cet énoncé : le père de Balzac n’a jamais été secrétaire au Conseil du roi — du moins, son nom ne figure pas dans les almanachs royaux — mais avocat au Conseil ; de plus, ce qu’il avait soin de taire, il fit partie en 1793 de la Commune de Paris en qualité d’officier municipal, et fut, un peu plus tard, envoyé dans le nord, pour y organiser le service des vivres de l’armée. Il vint ensuite à Tours, où il se maria avec Anne-Charlotte-Laure Sallambier (1778-1854), de trente-deux ans plus jeune que lui, fille d’un de ses supérieurs qui était directeur au ministère de la Guerre.
Si la doctrine de l’hérédité n’est pas un vain mot, il ne sera pas inutile de remarquer qu’on retrouve chez le fils certains traits de caractère de son père. Celui-ci était un original parfait. « Son originalité, conte Mme Surville, la sœur de Balzac, devenue proverbiale à Tours, se manifestait aussi bien dans ses discours que dans ses actions ; il ne faisait et ne disait rien comme un autre. Il aimait, volontiers, les grands projets, les chimères, les rêves irréalisables. » C’était une espèce de bourru bienfaisant, qu’on aurait pris, disait sa fille, pour un personnage échappé aux contes d’Hoffmann.
Une anecdote le peint tout entier. Le père Balzac, ayant appris la situation difficile dans laquelle se trouvait un de ses amis, M. de Pommereul, père du général de ce nom, vint, un matin, trouver Mme de Pommereul. « On vous dit gênés par ici, lui dit-il d’un ton brusque ; voilà (et, en même temps, il posait deux gros sacs sur une table), voilà dix mille écus qui vous seront plus utiles qu’à moi, qui ne sais qu’en faire ! Vous me les rendrez, quand on vous aura rendu ce qu’on vous a volé. » Puis, laissant son argent, il prit la porte « avec la prestesse d’un malfaiteur. »
Quant à la mère de Balzac, c’était une femme charmante et de très agréables manières. Elle avait conservé toutes les grâces du XVIIIee siècle et brillait en société, où elle était très recherchée. Pieuse sans rigorisme, elle était quelque peu portée, néanmoins, au mysticisme, lisant Svedenberg et Saint-Martin et penchant vers l’occultisme : son fils hérita, en partie, de ses tendances au merveilleux.
Afin de ne pas interrompre ses habitudes mondaines, la mère de Balzac confia l’enfant, aussitôt après sa naissance, à une nourrice, chez laquelle il resta jusqu’à l’âge de quatre ans. Un an après, il entrait à l’externat Leguay, de Tours. Garçon débordant de vigueur, de force, robuste, bruyant, joueur et sanguin, le jeune Honoré fut tenu sévèrement en laisse par sa mère. Le portrait de celle-ci nous la montre comme une jeune femme à mi-chemin entre les personnages de Chardin et les marquises peintes par Boucher.
Cette charmante épouse de Bernard-François Balzac fut pour son fils d’une dureté quasi égale à celle dont Stendhal se souvint si longtemps de sa tante. Non pas qu’elle n’aimât pas son fils, mais le qu’en dira-t-on était sa loi et la religion son principe essentiel. Lorsque plus tard Honoré, par des spéculations malencontreuses, fut mis quasi en banqueroute, sa mère paya. Ce ne fut pas l’amour maternel ou le désir d’aider son fils à réussir qui la poussa : elle était née dans un monde guindé et orgueilleux où l’on se croyait déshonoré parce qu’un parent avait fait de mauvaises affaires. La mère de Balzac voulut éviter pour elle-même le discrédit que lui apportait la mauvaise opération commerciale de son fils, mais ce fut tout son désir.
À l’âge de huit ans, Honoré entra au collège de Vendôme, alors dirigé par les Oratoriens. On y observait des règles et une discipline monacales. Les élèves y vivaient comme cloîtrés et, durant six années, il leur était interdit de retourner chez leurs parents. Honoré de Balzac y demeura sept ans.
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On a, sur son séjour dans cette géhenne, grâce à un de ses anciens professeurs, quelques détails bons à glaner pour sa biographie. « Pendant les deux premières années, raconte le maître du jeune Honoré, on ne pouvait rien tirer de lui... Plus tard, il lui vint la pensée de devancer les occupations des classes de grammaire par des compositions anticipées, telles qu’il en voyait faire ou en entendait lire, aux séances publiques, par les secondes ou les rhétoriciens. Aussi, dès la quatrième, son pupitre était comble de paperasses ; sa réputation d’auteur était faite par ceux de sa classe ou des classes inférieures, mais contestée par les classes plus élevées ».
Grand liseur, on le trouvait sans cesse absorbé dans ses lectures. Sa position habituelle, à l’étude, était, accoudé sur le bras gauche, de tenir de la main droite un livre ouvert et de frotter ses souliers, l’un sur l’autre, par un mouvement machinal. Que lisait-il alors ? La Morale en actions et en exemples, mais aussi, indistinctement des livres religieux, d’histoire, de philosophie et de physique. « Tout écrit qui lui tombait sous la main, fût-ce une grammaire ou un dictionnaire, lui semblait bon à dévorer, et il se jetait avec avidité sur cet aliment intellectuel. »
À ce régime, le gros enfant « joufflu et rouge », qu’il était dans les premiers temps, maigrit, devint frêle et chétif ; ressemblant, au dire de sa sœur, à ces somnambules qui dorment les yeux ouverts, il n’entendait pas la plupart des questions qu’on lui adressait, et ne savait que répondre quand on lui demandait, tout à coup : « À quoi pensez-vous ? Où êtes-vous ? » On avait beau l’accabler de pensums, le menacer de la férule, il n’en continuait pas moins à s’abandonner à ses rêveries et à se livrer à ce qu’il a nommé, dans son Louis Lambert, qui est une sorte d’autobiographie, ses études de contrebande.
Cette boulimie de lectures avait déterminé, chez l’élève de Vendôme, un état de surmenage, qui se manifesta, chez lui, par un dépérissement inquiétant. Le directeur du collège, alarmé, fit part de ses inquiétudes aux parents d’Honoré, qui furent priés de venir reprendre leur fils. Son teint décoloré, sa mine défaite et son amaigrissement général produisirent sur la famille une impression que la grand-dans mère d’Honoré se chargea de traduire dans cette phrase : « Voilà donc, s’écria-t-elle, comment le collège nous renvoie les jolis enfants que nous lui envoyons ! »
Le grand air, le changement de climat, la vie familiale et, plus que tout, le repos cérébral amenèrent bientôt une transformation complète chez l’enfant, qui reprit bien vite sa gaieté et sa vivacité naturelles. Lorsqu’il parut suffisamment rétabli, on le mit, comme externe, en troisième, au collège de Tours, tout en lui faisant donner, pour rattraper le temps perdu, des leçons particulières par les professeurs de cette institution.
En 1814, un grand changement se produisit dans la situation des Balzac. Le père venait d’être nommé à la direction des vivres de la première division militaire à Paris ; toute la famille l’y suivit, et le jeune Honoré fut placé dans une pension du Marais, dirigée par un certain M. Lepître, royaliste qui avait, dans des circonstances mémorables, fait preuve d’un zèle monarchique qu’on ne devait pas oublier à la cour de Louis XVIII. Il avait été de service, au Temple, depuis le 8 décembre 1792, jusqu’au 26 mars 1793 : il s’était signalé par son dévouement aux augustes captifs sur lesquels il était chargé de veiller. Honora resta un an dans cette pension.
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Le moment vint où il fallut choisir une carrière ; son père ne fut pas long à se déterminer : son fils ferait son droit ; il prendrait ses inscriptions à la Faculté (novembre 1816), tout en apprenant la procédure chez un avoué, ami de la famille, Me Guyonnet-Merville, qui était le plus indulgent des tabellions. Voilà Honoré enfin quasi libre. Il lit, il s’agite, il court partout.
Quand il eut atteint l’âge de vingt ans, il se vit proposer l’achat de l’étude au sein de laquelle il exerçait la fonction de clerc. Mais Honoré refusa net de se plier à la volonté paternelle ; il avait décidé d’être un homme de lettres, un romancier, peut-être un poète, mais officier ministériel ou avocat, il s’y refusait résolument. « Qu’à cela ne tienne, dit son père. Tu resteras deux ans maître de toi et aura le temps d’acquérir nom et gloire. » Devant son obstination, on consentit donc à lui faire un crédit de deux ans pour révéler son génie ; après quoi, on aviserait !
En août 1819, on lui loua une chambre, pour mieux dire une mansarde, rue de Lesdiguières, à deux pas de l’Arsenal. Son mobilier était sommaire : il comprenait un lit de fer, une table et quelques chaises. Il lui fut alloué, en outre, une pension mensuelle des plus modiques, qui lui permettait à peine de se vêtir, se nourrir et se chauffer. II faisait très noir dans cette pièce, située sous les combles, et aussi très froid.
C’est dans de telles conditions que Balzac composa sa première tragédie, ce Cromwell sur lequel il fondait les plus grandes espérances. Mais ce drame ne l’absorba pas tout entier ; il trouva encore le temps d’ébaucher un roman, de rimer le livret d’un opéra-comique et de s occuper de politique. Ce qui nous, intéresse davantage, c’est qu’il commence, dès ce moment, à colliger ce trésor d’observations, qui constituera comme la trame de son œuvre.
Il a fait connaître, dans une de ses plus intéressantes nouvelles, Facino Cane, sa méthode de travail à cette époque. « Quand il faisait beau, à peine me promenais-je sur le boulevard Bourdon. Une seule passion m’entraînait en dehors de mes habitudes studieuses... j’allais observer les mœurs du faubourg, ses habitants et leurs caractères. Aussi mai vêtu que les ouvriers, indifférent au décorum, je ne les mettais point en garde contre moi, je pouvais me mêler à leurs propos, les voir concluant leurs marchés, et se querellant à l’heure où ils quittent le travail. Chez moi, l’observation était déjà devenue intuitive ; elle pénétrait l’âme sans négliger le corps ; ou plutôt, elle saisissait si bien les détails extérieurs, qu’elle allait sur-le-champ au delà ; elle me donnait la faculté de vivre dans la vie de l’individu sur laquelle elle s’exerçait en me permettant de me substituer à lui, comme le derviche des Mille et une nuits prenait le corps et l’âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles ».
Il ne renonçait pas, pour cela, à sa tragédie. Lorsqu’elle fut terminée, il fut convenu qu’il en serait donné lecture en famille, et que celle-ci jugerait de la valeur du chef-d’œuvre. Contrairement aux espérances de l’auteur, ce fut un fiasco complet (mai 1820). Pour en appeler de ce jugement, il fut décidé qu’on en référerait à une « compétence », un ancien professeur à l’École polytechnique, qui prononcerait en dernier ressort. Honoré consentit à cette transaction ; la sentence fut terrible : le professeur décréta que l’auteur de cette pièce devait faire quoi que ce soit, excepté de la littérature ! Honoré en conclut que la tragédie n’était pas de son fait.
On était en 1821, et Honoré de Balzac passa quelques mois au logis familial, situé à Villeparisis depuis la mise à la retraite de son père en 1819. Mais comment écrire et que faire de ses écrits, dans ce bourg de la banlieue où l’hostilité de sa famille ne lui permet de rien faire qui lui plaise ? On comptait d’ailleurs le décourager d’écrire ; cependant, nullement découragé, il reprit la plume, louant une chambre à Paris avec un argent qu’il s’était procuré on ne sait par quels moyens, et commença d’écrire dans les petits journaux et de composer des romans.
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Peu avant d’emménager dans sa mansarde, Honoré de Balzac avait fait la connaissance de Laure de Berny, sa voisine, correcte, mariée, et aimable femme d’esprit. Cette femme, qui fut, on peut dire, son premier amour, le poussa à chercher sa voie. Elle avait 45 ans, était grand-mère. C’est elle que le romancier a dépeinte dans Mme de Mortsauf, du Lys dans la Vallée ; Pauline, de Louis Lambert, etc. Elle fut plus que la confidente, l’amie de Balzac ; elle épousa ses projets, ses rêves, ses ambitions ; elle cultiva son génie. Elle le réconfortait dans les moments de découragement, et s’employa, de tous ses moyen, à l’aider à faire fortune.
Bientôt, Honoré de Balzac termina deux romans qui lui furent payés, le premier 800 francs, L’Héritière de Birague, et le second 1000 francs, Jean-Louis, tous deux publiés en 1822 sous le pseudonyme de Lord R’Hoone, anagramme d’Honoré. Les deux suivants 2000 francs, Le Centenaire et Le Vicaire des Ardennes, publiés sous le pseudonyme d’Horace de Saint-Aubin. Pressé par les nécessités de la vie, il s’associa plusieurs littérateurs aussi besogneux que lui et de cette raison sociale résulta une trentaine de volumes. L’association, qui commença en 1821, ne se rompra que six ans plus tard, en 1827, Balzac parvenant à faire éditer une demi douzaine de volumes sous son nom en dehors de ses écrits en collaboration.
Toutefois, ne pouvant vivre de littérateur, Honoré de Balzac prit le parti de se lancer dans les affaires. Il fut entraîné dans cette voie par Laure de Berny, qui mit à sa disposition une somme importante pour entrer dans une société constituée pour l’exploitation des classiques français. Inutile de dire que Balzac, qui n’avait aucune expérience des affaires, ne réussit qu’à engloutir tout l’argent qu’il avait emprunté. Il s’était engagé dans une édition des oeuvres de La Fontaine qui devait l’enrichir, et ne devait jamais se retirer de cet engrenage, les soucis financiers nés de sa première affaire devant empoisonner son destin. En effet, La Fontaine ne se vendit pas, et Balzac se vit endetté de 15 000 francs.
C’est alors qu’il acquit, toujours avec le concours de Mme de Berny, un fonds d’imprimerie, rue des Marais-Saint-Germain, la rue Visconti actuelle. Cette acquisition se fit par une série d’emprunts qui haussèrent ses dettes à 70 000 francs en 1826. Une nouvelle affaire se présenta bientôt : une fonderie de caractères était mise en vente, après faillite ; Balzac l’acquit en août 1827, en association avec le typographe André Barbier, et un nouveau désastre s’ajouta aux précédents. « L’imprimerie, dira-t-il, m’a pris tant de capital, qu’il faut qu’elle me le rendre. »
Et, comme un robuste ouvrier, il reprit vaillamment le collier du travail, qu’il ne quitta jamais depuis. Cette ardeur fut une de ses grandes qualités, et l’on ne peut trop admirer sur ce point son énergie, quand on rapproche le nombre de ses écrits de la difficulté qu’il éprouvait à les produire ; quand on connaît sa méthode de composition, ses efforts laborieux, les continuels remaniements qu’il faisait subir à ses écrits. On sait que sa copie, et surtout ses épreuves, étaient la terreur des typographes, qui se les repassaient de main en main, ne voulant pas faire chacun plus d’une heure de Balzac. Cela était devenu proverbial dans les imprimeries ; on faisait du Balzac par corvée.
Sa manière de procéder était celle-ci quand il avait suffisamment médité un sujet, il traçait en quelques pages une espèce de scénario informe, qu’il envoyait à l’imprimerie. Cette ébauche de premier jet lui revenait en placards, dont il emplissait en tous sens les marges d’un feu d’artifice de corrections et d’additions. Les épreuves se multipliaient, et le texte primitif avait depuis longtemps disparu sous les amplifications, qu’il remaniait encore, ajoutant, modifiant toujours et sans se lasser jamais. Tel de ses romans n’a paru qu’après la douzième épreuve ; et quelles épreuves ! On assure même que quelques-uns sont allés jusqu’à la vingtième.
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Les libraires refusaient de supporter les frais de ces interminables corrections, qui nécessairement ébréchaient les honoraires de l’écrivain. Des enfantements aussi laborieux indiquent sans doute un grand amour de la perfection ; mais ils trahissent en même temps les efforts pénibles d’un auteur, obligé d’arracher par lambeaux les idées de son esprit. On ne saurait nier qu’un grand nombre de défauts, qui frappent dans ses ouvrages, ne soient une conséquence de ce mode incohérent de composition.
Quoi qu’il en soit, en 1827, fidèle à sa méthode, Honoré de Balzac se rendit en Vendée pour se documenter en vue d’un roman qu’il méditait sur les Chouans et la chouannerie ; grâce à Laure de Berny, il fut introduit dans le monde, fréquenta les salons littéraires, notamment celui de Sophie Gay, qui deviendra Mme de Girardin. Il s’y fit tout de suite remarquer par sa tenue négligée, on pourrait dire débraillée. Lamartine, qui le vit à cette époque, en a tracé un portrait inoubliable : « Il portait un costume qui jurait avec toute élégance : habit étriqué sur un corps colossal, gilet débraillé, linge de gros chanvre, bas bleus, souliers qui creusaient le tapis, apparences d’un écolier en vacances, qui a grandi pendant l’année et dont la taille fait éclater le vêtement, voilà l’homme qui valait, à lui seul, une bibliothèque de son siècle ».
C’est après ce voyage en Vendée qu’il publia son premier roman qui soit une oeuvre. Mais c’est un chef-d’œuvre, et beaucoup d’écrivains illustres, que la puissante et admirable vision de ce livre frappa, jugèrent Les Chouans — qu’il signait pour la première fois de son nom, mais pas encore avec la particule de —, dont la première édition parut en 1829 sous le titre Le Dernier Chouan ou la Bretagne en 1800, comme œuvre égale à Madame Bovary. Le fait est que l’on est émerveillé de la pénétration, de la fermeté et de la profondeur d’esprit dont témoigne cette histoire aiguë, âpre et ardente qui reste, parmi l’énorme labeur de Balzac, une sorte de réalisation parfaite de maturité réelle. C’est le début de la Comédie humaine. Dès lors la gloire vint. Balzac était célèbre et se mit à fréquenter la haute société parisienne : les gens de lettres, les collectionneurs d’objets d’art, les mondains et les politiciens.
« J’ai été souvent général, empereur ; j’ai été Byron, puis rien », dit-il dans La Peau de chagrin, paru en 1831. La faculté génératrice de son cerveau était telle qu’il put mettre au jour plus de deux mille personnages naissant, vivant, mourant, se rencontrant, se coudoyant, se perdant de vue et se retrouvant dans les plus de quatre-vingt-dix ouvrages qu’il écrivit de 1829 à 1848. Quelle ivresse de commander ainsi à des foules qu’on a soi-même créées, de régner dans le domaine sans limites de l’imagination, d’y faire et défaire à son gré les fortunes, compensation merveilleuse, revanche éclatante des mécomptes et des déboires si multipliés dans sa vie !
Balzac avait bien raison de demander à l’extase intellectuelle l’oubli des préoccupations qui l’assaillaient sans relâche. Il lui fallait ce puissant coup d’aile et ce gigantesque effort vers la chimère pour échapper aux étreintes de la mauvaise fortune. Si Balzac ne s’était pas dédommagé de sa pauvreté par les millions de ses financiers et de ses avares, s’il n’avait pas pris sa revanche de n’être rien dans le monde, en agissant sur la société à sa façon, c’est-à-dire en maniant des existences imaginaires, s’il n’avait pas remplacé les découvertes de l’inventeur par la pénétration de son regard au cœur des choses, son génie eût péri étouffé dans les angoisses de la vie.
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Comme on a dit de Michel-Ange, Balzac était un homme à plusieurs âmes. Parmi ces âmes, il n’y aurait rien de paradoxal à signaler celle d’historien. Auteur multiple, il offre à la critique divers aspects. Taine a vu en lui le naturaliste ; Bourget, le manieur d’idées générales ; Faguet, le romancier social. L’envisager comme historien, serait-ce confondre les genres littéraires, en prenant au mot le romancier dupé par son désir, quand il se proclame lui-même docteur ès sciences sociales ?
Balzac commença par l’imitation de Walter Scott. Le roman historique ou soi-disant tel répondait à ses premières aspirations. Les Chouans sont la première œuvre qu’il ait signée. Mais, n’est pas nécessairement historien celui qui prétend écrire l’histoire. Il y faut une vocation et des aptitudes, un don de nature du des grâces d’état, qui font de l’écrivain plus qu’un simple narrateur d’événements. L’esprit de documentation doit concourir avec la faculté de trouver les causes des faits racontés et, ce travail de découverte des rapports de causalité une fois accompli, il reste encore à juger les actes de l’homme dans leur retentissement sur la marche des choses.
Balzac était historien-né. Il recherchait passionnément l’exactitude dans les descriptions et les noms, s’attachant à reconstituer sur données minutieusement vérifiées, les lieux et les circonstances extérieures où évoluaient ses personnages. Il tenait, en outre, à les faire parler et agir selon leur tempérament, leurs origines généalogiques, leur faculté maîtresse, sans leur permettre le moindre écart hors la vraisemblance et la probabilité. Il imaginait dans le vrai, aussi scrupuleux et même plus qu’un historien de profession, car il disait qu’il était tenu à plus de réserve dans ses biographies d’invention qu’un narrateur du réel.
Enfin il philosophait peut-être avec trop d’abondance sur les enchaînements de faits de sa Comédie humaine, mais à ce point de vue encore, il se comportait en historien. Balzac s’intéressait fort à ce qui constitue l’organisation et le fonctionnement de la société. Il a été historien à sa manière, comme un romancier peut l’être, c’est-à-dire qu’il a appliqué les procédés historiques aux événements fictifs.
On pourrait même se demander si les faits privés ne rentrent pas dans l’histoire. Ils sont l’étiage des mœurs. Or les mœurs appartiennent à l’histoire aussi bien que les guerres et les institutions. En outre, les événements historiques proprement dits se répercutent sur les existences particulières ; la Révolution, l’Empire, la Restauration, le gouvernement de Juillet ont laissé leur empreinte dans les habitudes, les goûts, les opinions, le langage, le vêtement et le mobilier.
Balzac a merveilleusement rendu la corrélation qui lie l’histoire aux mœurs. D’un bout à l’autre de la Comédie humaine, il exprime le rapport de cause à effet entre les changements de régime et les vicissitudes d’existences bourgeoises. Il possède le sens des époques ; la portée d’une date telle que 1793 ou 1830 se prolonge et retentit dans les moindres aventures de ses personnages de prédilection. Ils sont les fils de leur temps, les nourrissons des révolutions, les Corentin et les Crevel, élèves de Fourché, disciples des professeurs d’enrichissement sous le régime censitaire. Ces particuliers incarnent l’esprit public du moment, exemplaires d’histoire, policiers et marchands, tout comme s’ils étaient princes, tribuns ou ministres.
Balzac est passionné pour l’exactitude. Ses inventions sont des restitutions. Quand il fait évoluer une existence, il la reconstitue dans la vérité de son entourage et de sa psychologie, car il a la double vue du dehors et du dedans. Sa vocation d’historien est attestée par sa curiosité des causes. Dans sa correspondance, il questionne sa sœur, Mme Surville, ainsi que Mme Carraud, sur l’origine des noms de rue, sur les mœurs et les modes de la ville qu’elles habitent, tant il attache d’importance aux choses ambiantes. C’est cette passion de connaître et de déterminer le milieu qui donne la vie aux deux mille personnages de la Comédie humaine.
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La Muse de ce poète est la curiosité, armée de divination. Il comprend que les choses dominent les êtres et que, par exemple, il est difficile d’être irreligieux à l’ombre d’une cathédrale comme celle de Bourges. De là, la puissance de son coup d’œil. Dans Les Chouans, le policier Corentin devine un marquis sous le déguisement républicain, parce qu’ « il a dans les épaules, le mouvement des gens de cour ». À la vue du père Fourchon, type d’un de ses paysans tannés par la vie en plein air, le journaliste Blondet, c’est-à-dire Balzac, se demande quelles peuvent être les idées et les mœurs d’un pareil être : « Est-ce là mon semblable ? Nous n’avons de commun que la forme, et encore ! » Ce besoin d’approfondir et de pénétrer les êtres à travers leur enveloppe se satisfait parla notation du détail révélateur.
La minutie dans l’observation procède chez Balzac de l’idée que les moments de l’histoire se fixent dans le costume et le geste humains, que tout particulier exprime la généralité de son époque, que le sort d’un parfumeur comme Birotteau, ou d’un banquier comme Nucingen est la résultante des événements publics, qu’en définitive les vies privées rentrent dans le domaine de l’historien. La répercussion des crises nationales sur les conditions d’existence des individus marque tout le développement de la Comédie humaine, mais c’est surtout dans la paix du ménage, « Autre étude de femme, la Cousine Bette, l’Envers de l’histoire contemporaine » que le romancier observe d’un œil scrutateur et merveilleusement aigu l’influence des changements de régime sur les destinées particulières.
Balzac se révèle donc historien par la précision de l’amour des détails qui donnent à son œuvre le caractère du certain, du complet, de l’adéquat à l’objet, mais ce n’est pas seulement le souci de l’exactitude qu’il faut noter chez l’écrivain. L’intelligence et la divination- en matière historique éclatent dans deux œuvres capitales, dont il est permis de dire que ce n’est pas du roman historique, mais de l’histoire même. Les Chouans et Une ténébreuse affaire demeurent une contribution à l’étude d’époques et à l’éclaircissement d’obscurités où la patience et la sagacité de maints enquêteurs s’exercèrent après le romancier. Sur le Consulat, il est aujourd’hui démontré que Balzac a témoigné d’une pénétration des hommes et des choses de cette époque mystérieuse qui ferait la gloire d’un historien de profession.
Si Balzac ne possède pas ces dons du style qui font les grands écrivains, s’il est inférieur à ses contemporains dans l’art de construire les phrases, il a sur tous cette supériorité qu’il est le père du roman moderne. Jusqu’à lui, en effet, le roman, dénué d’observation, se bornait à être sentimental, tragique ou comique. C’est à dater de Balzac que se ferme le cycle du roman purement fabuleux.
Désormais, « histoire privée des nations », chronique des vicissitudes bourgeoises, poème des faits et gestes domestiques, le roman dira l’existence végétative d’un marchand dans sa boutique, ou d’une vieille fille au fond de sa province, comme la carrière accidentée d’un ministre, ou les recherches fiévreuses d’un inventeur. Balzac est le premier qui ait cueilli des sujets de livres à même la vie. Combien en rencontre-t-on dans le monde, de ces gens, à la vue desquels on s’écrie : « Tiens ! un personnage de Balzac ! » Le maître a excellé dans cette création parallèle à l’œuvre de la nature. Philosophe, savant, observateur, historien, Balzac a été surtout un grand faiseur d’hommes.
Un jour de 1833, il se vit au faîte de ses espérances et de ses rêves. « Saluez-moi, dit-il à sa sœur, car je suis tout bonnement en train de devenir un génie ! » Une simple idée l’exaltait ainsi ; cette idée, c’était de réunir tous ses romans sous un titre unique et général, celui de la Comédie humaine. Il n’était plus, dès lors, un simple faiseur de récits, un narrateur d’événements isolés ; il n’était plus seulement un écrivain, un poète ; il était un créateur d’hommes, « faisant concurrence à l’état civil » ; il était plus que cela, car il portait une société tout entière, dans sa tête.
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Il gouvernait, réformait et jugeait un peuple imaginaire, il récompensait et punissait tel ou telle, il s’enivrait de sa puissance idéale, et, traitant les fils de sa pensée comme des êtres réels, il éprouvait une satisfaction immense à les faire passer par toutes les vicissitudes des fortunes humaines. Les personnages fictifs valaient plus à ses yeux que les hommes en chair et en os ; ils étaient ses idées visibles et palpables, ses vœux, ses espoirs ayant pris corps ; ils étaient les sujets sur lesquels sa volonté pouvait s’exercer despotiquement.
Nous le voyons en relations avec George Sand, avec Sophie Gay et avec la veuve de Junot, duchesse d’Abrantès, qui était chue dans la misère dorée et qui écrivait aussi des livres. Balzac entrait en pacha dans les grandes revues d’alors. Il n’avait aucune jalousie de métier, était jovial, bon enfant et plein de naïf orgueil. Il ouvrait à ses amis tous les chemins où il pénétrait. La seule récompense qu’il en reçut fut la sournoise rancune des critiques et autres romanciers qu’écrasait désormais la fécondité inouïe de ce gros bonhomme, lequel noyait la presse et les éditeurs sous une oeuvre sans cesse accrue, une oeuvre prodigieuse d’envergure, semblable à une forêt indoue par la luxurieuse et la puissance de sa végétation.
Cependant, les soucis d’argent continuaient à tenailler Balzac. Il avait pris, depuis qu’il était arrivé, des habitudes dépensières, le goût du luxe et du faste et une méthode de comptabilité qui lui interdisait de jamais voir clair en ses affaires d’argent. Jamais l’histoire ne nous offrit un type aussi curieux d’écrivain admirablement méthodique dans sa littérature et aussi dépourvu d’ordre dans sa vie.
Bientôt, il était lancé par le salon de la duchesse de Cabriès qu’il peignit, non sans férocité dans sa Duchesse de Langeais (1834). On ne vit plus que lui dans les centres élégants, les dédicaces de ses romans constituant de très curieux documents. Tout l’armorial y passe. De fait, beau causer, partout à l’aise, donnant une impression de force souveraine, Balzac fascina réellement la belle société de son temps.
S’il avait été doué pour la politique, il eût disposé d’un prestige absolument unique, mais son seul désir était d’écrire, d’écrire encore, toujours. Des mémoires d’impayés lui parvenaient sans cesse et il se voyait constamment en nécessité de sortir dans quelques jours une somme importante. Alors il s’attablait, et de trois heures du matin à huit, de huit heures et demie à midi et de une heure à six, il se battait avec sa Comédie humaine, brassait l’humanité, édifiait cette cathédrale gothique, démesurée et minutieusement sculptée que sera son oeuvre romanesque.
Honoré de Balzac usait du café comme excitant. Il devait un jour, dans cet énorme labeur accompli sous le fouet des nécessités, trouver la fin de son destin. Il chercha vingt fois et en vain, au théâtre, des succès plus largement rémunérés que le livre.
Le génie doit être dangereux et féroce pour ne pas être vaincu. Balzac fut vaincu. Une idylle épistolaire avec une Russe, Ewelina Hanska, prolongée de longs ans, devait, à la mort du mari, aboutir à la plus curieuse conclusion : un mariage russe de Balzac — le 14 mars 1850, quelques mois avant sa mort — et de celle qui se dénommait l’Étrangère. Mais d’avoir attendu si longtemps, d’avoir tramé dans tant de soucis, tant de désenchantements et tant d’affaires d’argent, l’idylle de Balzac et de Mme Hanska devait plutôt mourir que vivre. Honoré de Balzac, avec son imagination immense, se croyait parvenu au plus haut sommet de félicité lorsqu’il épousa son Eve bien aimée, l’objet d’une passion cultivée 17 ans durant.
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Il y eut des questions médiocres, une interdiction du tsar qui ne permettait à l’Étrangère d’épouser le romancier que si elle donnait au préalable toute sa fortune à ses enfants. Les époux Balzac se trouvèrent donc ruinés, à peine mariés. Il y eut certainement de terribles accablements nouveaux pour l’écrivain dans son plus beau rêve. Il était déjà malade quand il épousa Ewelina Hanska ; à peine revenu avec elle à Paris, il se trouva plus atteint. Traînant quelque temps, dans la ruine de ses chimères et de son amour, il s’éteignit le 18 août 1850.
Dans l’oraison funèbre qu’il prononça, Victor Hugo affirme que « Balzac était un des premiers parmi les grands, un des plus hauts parmi les meilleurs. Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l’on voit aller et venir, et marcher, et se mouvoir, avec je ne sais quoi d’effaré et de terrible, mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine ; livre merveilleux que le poète a intitulé Comédie, et qu’il aurait pu intituler Histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et qui va jusqu’à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu’à Rabelais ; livre qui est l’observation et qui est l’imagination ; qui prodigue le vrai, l’intime, le bourgeois, le trivial, le matériel et qui, par moments, à travers toutes les réalités brusquement et largement déchirées, laisse toute à coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal. »
« (...) Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne ; il arrache à tous quelque chose, aux uns l’illusion, aux autres l’espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. Il fouille le vice, il dissèque la passion. Il creuse et sonde l’homme, l’âme, le cœur, les entrailles, le cerveau, l’abîme que chacun a en soi. Et par un droit de sa libre et vigoureuse nature, par un privilège des intelligences de notre temps qui, ayant vu de près les révolutions, aperçoivent mieux la fin de l’humanité et comprennent mieux la Providence, Balzac se dégage souriant et serein de ces redoutables études qui produisaient la mélancolie chez Molière et la misanthropie chez Rousseau. »