Alphonse Daudet et la guerre de 1870
Il y a
152 ans, le 19 juillet 1870, la France déclarait la guerre au
Royaume de Prusse.
Cette guerre allait avoir des
conséquences importantes pour la France, notamment la capitulation
de l’empereur, Napoléon III et la proclamation de la IIIᵉ
République.
Et après la défaite des troupes françaises,
la France dût céder l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne.
Alphonse
Daudet raconte cette annexion par les yeux d’un petit Alsacien, qui
assiste à sa dernière classe de français.
Contes du lundi "La Dernière Classe", d’Alphonse Daudet (récit d’un petit Alsacien)
La
Dernière Classe, d’Alphonse Daudet
(récit d’un petit
Alsacien)
Ce matin-là, j’étais très en retard pour
aller à l’école, et j’avais grand-peur d’être grondé,
d’autant que M. Hamel nous avait dit qu’il nous interrogerait sur
les participes, et je n’en savais pas le premier mot. Un moment
l’idée me vint de manquer la classe et de prendre ma course à
travers champs.
Le temps était si chaud, si clair !
On
entendait les merles siffler à la lisière du bois, et dans le pré
Rippert, derrière la scierie, les Prussiens qui faisaient
l’exercice. Tout cela me tentait bien plus que la règle des
participes ; mais j’eus la force de résister, et je courus bien
vite vers l’école.
En passant devant la mairie, je vis
qu’il y avait du monde arrêté près du petit grillage aux
affiches. Depuis deux ans, c’est de là que nous sont venues toutes
les mauvaises nouvelles, les batailles perdues, les réquisitions,
les ordres de la commandature ; et je pensai sans m’arrêter :
«
Qu’est-ce qu’il y a encore ? »
Alors, comme je
traversais la place en courant, le forgeron Wachter, qui était là
avec son apprenti en train de lire l’affiche, me cria :
«
Ne te dépêche pas tant, petit ; tu y arriveras toujours assez tôt
à ton école ! »
Je crus qu’il se moquait de moi, et
j’entrai tout essoufflé dans la petite cour de M.
Hamel.
D’ordinaire, au commencement de la classe, il se
faisait un grand tapage qu’on entendait jusque dans la rue : les
pupitres ouverts, fermés, les leçons qu’on répétait très haut,
tous ensemble, en se bouchant les oreilles pour mieux apprendre, et
la grosse règle du maître qui tapait sur les tables :
«
Un peu de silence ! »
Je comptais sur tout ce train pour
gagner mon banc sans être vu ; mais, justement, ce jour-là, tout
était tranquille, comme un matin de dimanche. Par la fenêtre
ouverte, je voyais mes camarades déjà rangés à leurs places, et
M. Hamel, qui passait et repassait avec la terrible règle en fer
sous le bras. Il fallut ouvrir la porte et entrer au milieu de ce
grand calme. Vous pensez, si j’étais rouge et si j’avais peur
!
Eh bien, non ! M. Hamel me regarda sans colère et me
dit très doucement :
« Va vite à ta place, mon petit
Franz ; nous allions commencer sans toi. »
J’enjambai
le banc et je m’assis tout de suite à mon pupitre. Alors
seulement, un peu remis de ma frayeur, je remarquai que notre maître
avait sa belle redingote verte, son jabot plissé fin et la calotte
de soie noire brodée qu’il ne mettait que les jours d’inspection
ou de distribution de prix. Du reste, toute la classe avait quelque
chose d’extraordinaire et de solennel.
Mais ce qui me
surprit le plus, ce fut de voir au fond de la salle, sur les bancs
qui restaient vides d’habitude, des gens du village assis et
silencieux comme nous : le vieux Hauser avec son tricorne, l’ancien
maire, l’ancien facteur, et puis d’autres personnes encore.
Tout
ce monde-là paraissait triste ; et Hauser avait apporté un vieil
abécédaire mangé aux bords, qu’il tenait grand ouvert sur ses
genoux, avec ses grosses lunettes posées en travers des
pages.
Pendant que je m’étonnais de tout cela, M. Hamel
était monté dans sa chaire, et de la même voix douce et grave dont
il m’avait reçu, il nous dit :
« Mes enfants, c’est
la dernière fois que je vous fais la classe. L’ordre est venu de
Berlin de ne plus enseigner que l’allemand dans les écoles de
l’Alsace et de la Lorraine… Le nouveau maître arrive demain.
Aujourd’hui, c’est votre dernière leçon de français. Je vous
prie d’être bien attentifs. »
Ces quelques paroles me
bouleversèrent. Ah ! Les misérables, voilà ce qu’ils avaient
affiché à la mairie.
Ma dernière leçon de français
!…
Et moi qui savais à peine écrire ! Je n’apprendrais
donc jamais ! Il faudrait donc en rester là ! Comme je m’en
voulais maintenant du temps perdu, des classes manquées à courir
les nids ou à faire des glissades sur la Saar ! Mes livres que tout
à l’heure encore je trouvais si ennuyeux, si lourds à porter, ma
grammaire, mon histoire sainte, me semblaient à présent de vieux
amis qui me feraient beaucoup de peine à quitter. C’est comme M.
Hamel. L’idée qu’il allait partir, que je ne le verrais plus, me
faisait oublier les punitions, les coups de règle.
Pauvre
homme !
C’est en l’honneur de cette dernière classe
qu’il avait mis ses beaux habits du dimanche, et, maintenant, je
comprenais pourquoi ces vieux du village étaient venus s’asseoir
au bout de la salle. Cela semblait dire qu’ils regrettaient de ne
pas y être venus plus souvent, à cette école. C’était aussi
comme une façon de remercier notre maître de ses quarante ans de
bons services, et de rendre leurs devoirs à la patrie qui s’en
allait…
J’en étais là de mes réflexions, quand
j’entendis appeler mon nom. C’était mon tour de réciter. Que
n’aurais-je pas donné pour pouvoir dire tout au long cette fameuse
règle des participes, bien haut, bien clair, sans une faute ! Mais
je m’embrouillai aux premiers mots, et je restai debout à me
balancer dans mon banc, le cœur gros, sans oser lever la tête.
J’entendais M. Hamel qui me parlait :
« Je ne te
gronderai pas, mon petit Franz, tu dois être assez puni… Voilà ce
que c’est. Tous les jours on se dit : Bah ! J’ai bien le temps.
J’apprendrai demain. Et puis tu vois ce qui arrive… Ah ! ç’a
été le grand malheur de notre Alsace de toujours remettre son
instruction à demain. Maintenant ces gens-là sont en droit de nous
dire : Comment ! Vous prétendiez être Français, et vous ne savez
ni parler ni écrire votre langue !… Dans tout ça, mon pauvre
Franz, ce n’est pas encore toi le plus coupable. Nous avons tous
notre bonne part de reproches à nous faire. »
« Vos
parents n’ont pas assez tenu à vous voir instruits. Ils aimaient
mieux vous envoyer travailler à la terre ou aux filatures pour avoir
quelques sous de plus. Moi-même, n’ai-je rien à me reprocher ?
Est-ce que je ne vous ai pas souvent fait arroser mon jardin au lieu
de travailler ? Et quand je voulais aller pêcher des truites, est-ce
que je me gênais pour vous donner congé ?… »
Alors,
d’une chose à l’autre, M. Hamel se mit à nous parler de la
langue française, disant que c’était la plus belle langue du
monde, la plus claire, la plus solide : qu’il fallait la garder
entre nous et ne jamais l’oublier, parce que, quand un peuple tombe
esclave, tant qu’il tient bien sa langue, c’est comme s’il
tenait la clef de sa prison…
Puis il prit une grammaire
et nous lut notre leçon. J’étais étonné de voir comme je
comprenais. Tout ce qu’il disait me semblait facile, facile. Je
crois aussi que je n’avais jamais si bien écouté, et que lui, non
plus, n’avait jamais mis autant de patience à ses explications. On
aurait dit qu’avant de s’en aller le pauvre homme voulait nous
donner tout son savoir, nous le faire entrer dans la tête d’un
seul coup.
La leçon finie, on passa à l’écriture.
Pour ce jour-là, M. Hamel nous avait préparé des exemples tout
neufs, sur lesquels était écrit en belle ronde : France, Alsace,
France, Alsace. Cela faisait comme des petits drapeaux qui flottaient
tout autour de la classe, pendus à la tringle de nos pupitres. Il
fallait voir comme chacun s’appliquait, et quel silence ! On
n’entendait rien que le grincement des plumes sur le papier.
Un
moment des hannetons entrèrent ; mais personne n’y fit attention,
pas même les tout petits qui s’appliquaient à tracer leurs
bâtons, avec un cœur, une conscience, comme si cela encore était
du français… Sur la toiture de l’école, des pigeons
roucoulaient tout bas, et je me disais en les écoutant :
«
Est-ce qu’on ne va pas les obliger à chanter en allemand, eux
aussi ? »
De temps en temps, quand je levais les yeux de
dessus ma page, je voyais M. Hamel immobile dans sa chaire et fixant
les objets autour de lui, comme s’il avait voulu emporter dans son
regard toute sa petite maison d’école… Pensez ! Depuis quarante
ans, il était là, à la même place, avec sa cour en face de lui et
sa classe toute pareille. Seulement les bancs, les pupitres s’étaient
polis, frottés par l’usage ; les noyers de la cour avaient grandi,
et le houblon qu’il avait planté lui-même enguirlandait
maintenant les fenêtres jusqu’au toit.
Quel crève-cœur
ça devait être pour ce pauvre homme de quitter toutes ces choses,
et d’entendre sa sœur qui allait, venait, dans la chambre
au-dessus, en train de fermer leurs malles ! Car ils devaient partir
le lendemain, s’en aller du pays pour toujours.
Tout de
même, il eut le courage de nous faire la classe jusqu’au bout.
Après l’écriture, nous eûmes la leçon d’histoire ; ensuite
les petits chantèrent tous ensemble le ba be bi bo bu. Là-bas, au
fond de la salle, le vieux Hauser avait mis ses lunettes, et, tenant
son abécédaire à deux mains, il épelait les lettres avec eux. On
voyait qu’il s’appliquait, lui aussi ; sa voix tremblait
d’émotion, et c’était si drôle de l’entendre, que nous
avions tous envie de rire et de pleurer. Ah ! Je m’en souviendrai
de cette dernière classe…
Tout à coup l’horloge de
l’église sonna midi, puis l’Angélus. Au même moment, les
trompettes des Prussiens qui revenaient de l’exercice éclatèrent
sous nos fenêtres… M. Hamel se leva tout pâle, dans sa chaire.
Jamais il ne m’avait paru si grand.
« Mes amis, dit-il,
mes amis, je… je… »
Mais quelque chose l’étouffait.
Il ne pouvait pas achever sa phrase.
Alors il se tourna
vers le tableau, prit un morceau de craie et, en appuyant de toutes
ses forces, il écrivit aussi gros qu’il put :
VIVE LA
FRANCE !
Puis il resta là, la tête appuyée au mur, et,
sans parler, avec sa main, il nous faisait signe :
«
C’est fini… allez-vous-en. »
Article d'Elise Lenoble
Contes du lundi " La dernière classe "
Raconté par Fernandel