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mardi 14 décembre 2021

Conte de Noël par Jean Sébille, 1896

 Extrait du recueil de contes de Noël de Christophe Canivet


CONTE DE NOËL [1]

I

Jean et Madeleine ont couché André, leur p'tiot, comme ils l'appellent amoureusement, tout leur trésor, un adorable chérubin, blond comme les blés, avec de grands cheveux bouclés et de grands yeux qui rient toujours; leur p'tiot qui d'une risette leur fait oublier toutes les âpretés de la vie, toutes leurs misères, tous leurs soucis. C'est qu'il est bien gentil le cher ange que Dieu leur a envoyé pour bénir leur union et pour qui ils se feraient couper en morceaux plutôt que de lui voir le moindre bobo. Bordé dans son petit lit, sous la couverture de laine aussi blanche que la neige qui tapisse la route, le p'tiot clignote des paupières mais persiste obstinément à ne pas vouloir fermer complètement les yeux. C'est qu'il voudrait voir Petit Noël : « Ti Noué » comme il prononce en son enchanteur gazouillis de bébé de trois ans.

    Fais dodo, mon ange, lui dit Madeleine de sa voix caressante et douce, et en même temps elle enveloppe son enfant d'un de ces regards maternels qu'ont chanté les poètes.

    Man, répond André en son jargon enfantin, Andé fait dodo pour Ti Noué vint chinée.

    Oui, mon soleil, il faut faire dodo, car sans cela le Petit Noël ne viendrait pas. Tu sais, il n'aime pas les enfants qui ne dorment pas la nuit.

En sa petite cervelle à peine développée, assez pour qu'il puisse former une phrase, la réflexion semble se faire. André sort de son lit ses deux mignons bras pleins de fossettes et les tend vers sa mère avec un simulacre de baiser sur les lèvres. Madeleine, les yeux brillants, délirante de joie, se penche sur le petit lit et embrasse son fils avec transport, puis c'est le tour de Jean, qui, comme homme veut avoir l'air plus sérieux, mais cependant ne peut retenir une larme de joie devant la gentillesse de son enfant chéri. Et brusquement, comme s'il n'attendait que ces baisers de ses parents pour obéir aux exhortations de sa maman, le p'tiot tourne la tête sur l'oreiller, ferme les yeux et s'endort, calme, un sourire creusant dans ses joues rondelettes deux adorables petites fossettes. Alors Madeleine, avec des précautions infinies pour ne pas le réveiller, remonte la couverture jusqu'à son menton et le reborde tout doucement, puisse relevant, elle regarde Jean et lui dit :

    Comme il est beau, notre chérubin du Bon Dieu.

    Oh oui, il est beau ; c'est tout ton portrait, ma Madeleine bien-aimée. Ils contemplent encore leur petit Jésus, puis, sur la pointe des pieds, ils s'éloignent du berceau et se dirigent vers la cheminée devant laquelle les deux petits souliers de l'enfant bâillent, tout grands ouverts, délacés complètement pour faciliter les libéralités du Petit Noël.

II 

Jean et Madeleine ne sont pas riches, loin de là, cette année même, ils ont eu fort à souffrir des intempéries des saisons qui ont fait perdre une partie des récoltes et par suite, à Jean, bien des journées de travail. Aussi la vie a-t-elle été dure et a-t-il fallu bien souvent se priver pour arriver à joindre les deux bouts. Cependant Jean et Madeleine n'ont jamais maugréé contre le Créateur qui parfois fait retomber sur les pauvres innocents le poids de ses justes colères contre la race humaine. Ils ont pensé que si le Maître Souverain de toutes choses les a obligés à se priver, c'est que telle était sa volonté, et chaque fois, à la suite de ces pensées, ils ont porté leurs regards sur leur p'tiot André, chaque fois ils l'ont embrassé et ont reçu de lui ses câlines caresses, et cela a suffi pour leur redonner de la joie, de l'espoir et du courage.

Toutefois, aujourd'hui, bien qu'ils aient eu les caresses ordinaires de leur blond chérubin, une vague tristesse reste empreinte sur leur physionomie. C'est que malgré toutes les économies qu'ils ont pu faire, ils ont à peine pu amasser de quoi mettre quelques joujoux insignifiants et quelques bonbons dans les souliers, qui, bien que petits, seront à peine pleins. II est vrai que M. le Curé, qui s'intéresse à eux et aime beaucoup leur petit André, les a prévenus qu'il viendrait ce soir même, après la messe de minuit, faire une visite aux souliers du p'tiot de la part de M. Noël. Cette généreuse pensée du vieux prêtre qui connaît leur détresse, les touche profondément mais ne parvient pas à supprimer complètement cette mélancolie qui attriste leur visage. Certainement c'est une bonne action que va commettre là le vieux curé de campagne, mais les parents s'accusent d'avoir mal calculé. Devraient-ils être obligés d'accepter l'aide d'un étranger pour faire déborder les petits souliers de leur André. Jean se reproche le tabac qu'il a fumé dans l'année. Et cependant Dieu sait s'il a souffert le martyre pour essayer de renoncer à sa bonne pipe culottée. Quinze jours il l'a mise au rancart, mais ça été plus fort que lui, le seizième jour il a dû la reprendre. Et Madeleine pour le consoler lui dit :

    C'est que Dieu l'a voulu ainsi.

III 

Les deux époux se sont assis devant l'âtre dans lequel une bûche finit de se consumer en jetant par moments une flambée rougeâtre en une gerbe d'étincelles qui sautent dans le foyer eu crépitant. Pour éviter de réveiller André, Jean a soufflé la chandelle, et la salle se trouve seulement éclairée par la lueur incandescente de la braise. Tous deux attendent le bon vieux curé avant de rien mettre dans les souliers, car ils tiennent à ce que leur p'tiol trouve d'abord les quelques joujoux qu'ils ont pu acheter eux-mêmes.

Ils restent silencieux. Seuls, leurs regards se portent sur le berceau de l'enfant et se rencontrent parfois, et alors un sourire d'amour et d'orgueil apparaît sur leurs lèvres. La demie de minuit vient de sonner. Au dehors, sur la route, on entend les fidèles qui reviennent de la messe de minuit et qui font craquer la neige sous leurs pas lourds. Par moments, le vent souffle avec force, faisant entendre des sifflements sinistres, et les tourbillons de neige viennent frapper contre les volets et contre la porte en un cliquetis léger. Les derniers pas ont résonné devant la porte, puis un long silence s'est fait. M. le curé n'est pas encore venu.

Le coucou, dans la chambre des époux, sonne une heure ; un pas léger s'arrête à la porte, le loquet tourne doucement et le vieux curé apparaît portant un paquet sous son bras, Bien qu'il ait son parapluie, son chapeau et sa soutane sont couverts de neige,et avec ses grands cheveux blancs, il ressemble à un de ces bonshommes Noël que l'on voit chez les épiciers et marchands de bonbons parisiens.

    Bonjour, Monsieur le curé, disent tout bas les deux époux. Un bien vilain temps, ajoute Jean pour dire quelque chose.

Et tout bas aussi, pour ne pas réveiller l'enfant, le curé répond :

    Bonjour Jean, bonjour Madeleine, j'apporte le cadeau que le Petit Noël m'a remis pour votre André.

Le vieux curé développe le paquet et un énorme polichinelle tout habillé de soie et garni de grelots apparaît aux yeux émerveillés de Jean et de Madeleine. Mais le prêtre a compté sans les grelots qui, lorsque le polichinelle est développé, tintinnabulent joyeusement jusqu'à ce que le jouet ait pris place dans les souliers auxquels il est destiné. Le bruit a réveillé André, qui, en apercevant le prêtre tout blanc de neige se lève sur son lit et s'écrie joyeusement en tapant ses deux menottes l'une dans l'autre :

    Oh Ti Noué ! Ti Noué ! Joujou à misique.

Tandis que le bon vieux curé s'enfuit pour ne pas être reconnu du bébé, il faut bon gré mal gré donner au petit exigeant qui le réclame avec des cris perçants, le joujoux merveilleux, objet de sa convoitise. Et quand il se rendort, il tient encore pressé dans ses petits bras le joli pantin tintinnabulant, car, malgré les tendres exhortations de sa maman, Bébé n'a pas voulu consentir a se séparer de « Ti Noué. »

 

***



[1]Nouvelle d'Henri Sébille, publiée dans l'Indicateur de Bayeux du 24/12/1896

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